«En l’absence d’un dossier technique solide, la volonté politique ne suffit pas»: c’est l’expérience de Nils Soguel, Professeur ordinaire de finances publiques et directeur de l’Institut de hautes études en administration publique (IDHEAP) de l’Université de Lausanne.

«Je n’ai pas de religion en matière de fusion»

21.02.2022

Professeur ordinaire de finances publiques et directeur de l’Institut de hautes études en administration publique (IDHEAP) de l’Université de Lausanne, Nils Soguel accompagne de nombreuses communes engagées dans un processus de fusion. Selon l’expert, il est difficile d’aboutir sans un gros travail politique.

A quand remontent les premières fusions communales?

Nils Soguel: Le processus de fusion ont toujours existé. Le coup d’accélérateur a été donné au début des années 1980, notamment dans le canton de Fribourg. Le mouvement s’est ensuite étendu à l’ensemble du pays. A l’époque, on comptait plus de 3000 communes en Suisse. Aujourd’hui, il en existe près de 2200.

Dans certains cantons, il sera difficile d’aller plus loin. On pense notamment à Glaris, Schaffhouse ou Neuchâtel. L’effort n’est pas encore abouti dans des cantons comme Argovie, Berne, Vaud, voire Fribourg. L’autonomie

communale a souvent un statut sacro-saint dans ces cantons.

Pourquoi les communes choisissent-elles de fusionner?

Soguel: Il est impossible de nommer une seule raison. Mais il est certain que les communes font face à des enjeux politiques, économiques et sociaux qui parfois dépassent leurs capacités. La complexité croissante des dossiers représente un défi pour les petites communes. On peine à trouver des personnes motivées pour occuper des postes à l’exécutif. Fusionner permet de recruter du personnel davantage spécialisé. Quoiqu’il en soit, le processus politique conduisant à une fusion doit être holistique et inclusif pour avoir une chance de succès en votation populaire.

De nombreuses communes forment des associations intercommunales et unissent déjà leurs forces. Dès lors, quel est l’intérêt de s’exprimer d’une seule voix?

Soguel: Les associations intercommunales se sont multipliées dans les années 1970 pour l’épuration des eaux et le regroupement de cercles scolaires, par exemple. Cependant, les communes se sentent parfois dépossédées de leur souveraineté. Ce phénomène de «la coquille vide» les réduit à des agents payeurs à qui l’on envoie des factures. Ainsi, les communes perdent leur capacité d’action. Les fusions permettent de combler ce déficit démocratique.

Certaines communes sont confrontées à des difficultés financières. La fusion contribue-t-elle à maintenir un équilibre financier?

Soguel: Cette question est à mettre en lien avec le dossier de la péréquation financière intercommunale. Pour rendre un tissu communal viable, faut-il d’abord fusionner ou faut-il maintenir les communes ayant peu de ressources sous perfusion? Une fusion peut parfois donner un nouveau souffle financier aux communes concernées. Cela les oblige à repenser leur manière de fonctionner et les services qu’elles offrent à leur population. Mais une fusion ne fait pas de miracle, sauf peut-être pour les petites communes qui sont financièrement faibles.

Quels effets peut-on attendre?

Soguel: Lors d’un processus de fusion, deux administrations communales sont fondues en une seule. Des garanties de non-licenciement du personnel doivent être données. Mais il faut miser sur les départs naturels. Grâce à cela, il devient possible de recruter des compétences nouvelles, plus spécialisées. Pour qu’un processus de fusion apporte de vrais effets positifs pour la population, il doit y avoir des remaniements au niveau des ressources humaines.

Par ailleurs, la plupart des cantons ont mis en place des mécanismes d’incitation financière. Mais les sommes en jeu ne sont qu’un petit bol d’air. Les cantons versent une somme donnée et ne le font qu’une seule fois. Cela met de l’huile dans les rouages pour démarrer le processus.

En termes d’identité, quels sont les défis?

Soguel: Désormais, on ne travaille bien souvent plus dans la commune où l’on vit. Les espaces de résidence et de travail sont déconnectés et pluriels. Cette nouvelle référence spatiale concourt à ce que la commune est moins vécue comme un espace d’identification. Au fond, la fusion est un changement paradigmatique. C’est pourquoi il est absolument nécessaire de donner un sens à ce changement aux yeux de la population. La nouvelle commune doit s’accompagner d’une nouvelle raison d’être. Fusionner pour fusionner n’est en aucun cas une garantie de succès dans les urnes.

Certaines communes se déchirent lors d’un processus de fusion. Leurs habitants craignent de perdre leur identité.

Soguel: En effet, les fusions soulèvent parfois de vives émotions. Dans un processus de fusion suburbaine, on peut trouver des opposants qui considèrent qu’il vaut mieux fusionner avec une commune-centre. Dans d’autres processus, les petites communes craignent de se faire engloutir par les grandes. On trouve souvent des rationalités contraires.

De plus, les nouveaux habitants peuvent avoir des attitudes a priori paradoxales en s’opposant à une fusion. En s’installant dans un nouveau lieu, ils entrent dans une processus d’identification. Dès lors, ils ne comprennent pas pourquoi la commune à laquelle ils commencent à peine à s’identifier devrait leur échapper en fusionnant avec d’autres. Ils se montrent donc réticents face à ce processus. De leur côté, les «bourgeois» de la commune sont souvent fortement attachés à leurs racines et par conséquent à leur commune d’origine.

Comment remédier à ce type de situation?

Soguel: Il faut impliquer la population le plus tôt possible et lui amener des réponses bien avant de la convoquer aux urnes. Par exemple, parler d’une fusion fait naître la crainte de perdre les services de proximité, ceux qui sont offerts à sa porte. Il est donc important d’établir les faits. Evidemment, on court le risque d’être confronté à des personnes de mauvaises foi. L’unanimité n’est de loin pas garantie au sein d’un exécutif. On peut préparer un dossier qui démontre qu’une fusion est une solution favorable jusqu’à ce que l’un des membres de l’exécutif sorte du bois et laisse parler son cœur en prenant le contrepied du collège municipal. Il y a un gros travail de création du consensus à mener au sein de l’exécutif des communes concernées, puis des assemblées communales.

Pourquoi certains projets aboutissent et d’autres pas?

Soguel: Les raisons sont multiples: politiques, financières, sociologiques. Un parti majoritaire dans une commune peut finalement s’opposer au projet de peur de ne plus avoir la majorité dans la commune fusionnée. Côté finances, la population de communes aisées est peu encline à fusionner avec des communes paupérisées. Des craintes naissent par rapport à de possibles hausses d’impôts ou de taxes. Qu’on le veuille ou non, nous restons proches de notre porte-monnaie. Finalement, il ne faut pas oublier le rôle joué par les sociétés locales en termes de cohésion sociale. Elles peuvent faire échouer un processus de fusion ou au contraire le faire aboutir.

Vous accompagnez de nombreuses communes dans un processus de rapprochement. Quels sont les conseils pour bien réussir une fusion?

Soguel: Je n’ai pas de religion en matière de fusion. Au départ d’un processus d’accompagnement des communes, j’ai toujours en tête la nécessité de présenter aux responsables politiques une solution qui satisfasse au mieux les besoins de la population. Cette solution n’est pas forcément celle de la fusion. Mais c’est mon rôle d’expert et de technicien. Ensuite, c’est aux responsables communaux de décider s’ils suivent ou non mes recommandations. Je constate toutefois qu’en l’absence d’un dossier technique solide, la volonté politique ne suffit pas. Il devient alors extrêmement difficile de construire un travail politique et de trouver un consensus. Si une large frange de la population considère d’emblée qu’entamer une réflexion pour parvenir à une fusion n’est pas prioritaire, alors je conseille aux élus de consacrer leur énergie à d’autres dossiers plus porteurs aux yeux de la population. Enfin, si dans le périmètre imaginé pour une fusion, l’une des communes est tiède, on conseille vivement à cette dernière de quitter le navire avant même de le mettre à l’eau. A quoi bon la garder à bord pour aller au-devant d’un échec en votation populaire? Il faut ensuite laisser couler beaucoup d’eau sous les ponts avant de remettre l’ouvrage sur le métier.